Dans le billet précédent il fut question de modélisation des préférences. Il s’agit, à partir de manifestations, d’induire une construction (le modèle) à partir de laquelle il soit possible de procéder à des déductions. Ce modèle doit permettre d’expliquer les manifestations à partir desquelles il a été construit, mais aussi d’élaborer des conclusions supplémentaires. Un modèle de mes goûts musicaux doit par exemple permettre de déterminer les morceaux qui me plairaient. Parmi ceux-ci on trouverait ceux qui ont servi à construire le modèle et pleins d’autres que je ne connais pas, mais que le modèle aurait analysés comme concordant avec mes goûts.
Un autre exemple de modèle auquel je vais être amené à m’intéresser sous peu est celui du web sémantique : le web sémantique est fondé sur la modélisation des relations entre des objets/concepts. La construction d’un modèle ne va pas sans certaines assomptions contestables. Dans ce post je questionne le bien-fondé de la première des hypothèses faite avant de procéder à une telle construction : l’existence du système sous-jacent qu’il s’agit de modéliser. Le système que l’on modélise existe-t-il ?
Que modélise-t-on ?
Prenons tout d’abord le cas des préférences. Les traditions économiques de l’utilitarisme et de l’homo oeconomicus s’appuient sur la rationalité de l’agent et sa capacité à exprimer ses préférences pour motiver son choix. Au simplisme de ces hypothèses certains ont opposé des principes de modélisation plus réalistes : rationalité limitée, critère de satisfaction, systèmes multi-critères… L’introduction de complexités supplémentaires ne remet cependant pas en cause l’idée qu’une modélisation est possible. Cependant des expériences de psychologie cognitive et de neurosciences permettent de douter de l’existence d’un corpus de préférences bien formées et stables en chacun de nous.
Un exemple classique en est l’influence de la couleur d’un liquide sur le goût perçu. Un second en est l’amorçage, qui consiste à activer un état mental particulier à l’aide d’un stimulus : si lors d’un diner l’un de vos amis vous affirme que le plat qui vous est servi est affreusement mauvais vous êtes moins susceptible de l’apprécier que si votre ami vous avait dit le contraire. Enfin, nous ne disposons pas de préférences a priori : c’est la formulation d’une préférence qui la fait exister.
Intéressons nous maintenant au web sémantique. L’existence d’une structure sous-jacente qu’il s’agit de modéliser suppose que le langage est un, c’est-à-dire qu’il existe des relations précises, solides, non ambiguës entre les termes qui le constituent. Proust associait le goût de la madeleine à certaines idées/mémoires/images. Ces associations ne sont pas celles que moi je fais. Le langage fait l’objet d’une appropriation personnelle et lorsqu’on cherche à faire en émerger une structure unique et commune à tous, il s’agit avant tout de réaliser une intersection/une moyenne des compréhensions de chacun. Une moyenne de subjectivité n’aboutit cependant pas à une objectivité.
Risques des modélisations
On modélise des systèmes qui n’ont pas d’existence véritable… Et alors ? Demanderont certains. Tant que cela a des applications. Certaines simplifications sont nécessaires et l’erreur commise peut être profitable. Certes. Je ne suis pas un anti-modélisation. Il me semble cependant important de remarquer deux dangers insinueux liés aux modélisations :
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Les modélisations sont normatives : elles nous permettent d’accéder à « la » réalité. Un dictionnaire est déjà une modélisation, mais il conserve la souplesse du langage, de sa polysémie, de ses contradictions. Les modélisations compréhensibles par les machines n’accordent pas ce luxe. Et dès lors qu’elles sont le support de services avec lesquels nous interagissons, elles deviennent en quelque sorte auto-réalisatrices. De la même manière qu’une autoroute est structurante pour un territoire : qu’on en construise une au milieu de nulle part et son existence justifiera à rebours sa construction par le pouvoir d’attraction qu’elle peut exercer sur les activités humaines.
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Ce qui n’est pas modélisé n’existe pas : l’inversion logique entre réalité et modélisation fait que ce qui n’est pas modélisé n’existe pas. Ce problème a déjà été pointé dans le domaine de l’économétrie : la pollution n’était, récemment encore, pas une priorité et n’entrait dans aucun indicateur. Statistiquement elle n’était pas représentée, donc politiquement elle n’était pas argumentable.
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